BATIR AFRICA

AINSI VA LA VIE (Shannen Rimphrey)

Ce sang sur ce goudron et ce corps étaient pour moi étranger. Je n'arrivais pas à reconnaître cet être étendu là, entouré de tout ce beau monde. Ces badauds qui essayaient tant bien que mal de comprendre comment cela était arrivé. Accident ou malentendu? Même moi, je ne savais et ne comprenais pas ce qui c'était passé. Cela avait été tellement rapide!...

Titulaire d'une maîtrise en histoire et géographie à l'université de Cocody, je me retrouve aujourd'hui avec ...que mes diplômes!  Issu d'une famille pauvre, je n'ai su trouver en mes oncles nantis une quelconque aide, pour accéder à la prestigieuse école nationale d'administration. « Mon bras était court ». Très court même à ce qu'il m'apparaissait. Mais combien j'aurais voulu qu'il ait cette longueur qui ouvre les portes  de l'emploi...

J'ai vagabondé dans les rues de la capitale, espérant trouver sous ce soleil agaçant une petite pitance pour me satisfaire la panse, sans m'en remettre à mes chers parents qui ayant tout fait pour m'offrir le savoir, devaient désormais se battre pour apporter à ma flopée de petits frères, neveux et cousins de quoi accéder eux aussi à ce grill sans pitié sur lequel sont jetés les "sans le sous" comme moi après leurs études.

J’ai fait beaucoup de métiers, je ne le nierais pas. Je me suis essayé à la gérance de cabine cellulaire. Expérience assez vite abrégée! La dame responsable de la cabine estimait que je laissais choir ses piécettes au détriment des beaux regards de la gente féminine. Il est vrai que les jeunes demoiselles adoraient se pavaner sous mon regard de ce temps là et me laisser tenter par le calice de leurs charmes. Mais là n'est pas le problème. Le fait est que j'ai dû abandonner ce poste pour me transformer en travailleur de chantier. Ah la douleur lancinante et si subtilement délicieuse des clous qui vous enfoncent le talon par le trou généreux de vos sandales... bref, les chantiers ayant tous une date d'achèvement, je me suis encore remis à la conquête d'un autre emploi qui me permettrait de louer ma couche dans ce bidonville avec des amis.

Ce matin quand je me suis levé et que je me suis décidé à faire comme mon ami Lassina, j'étais loin de me douter de la fin de ma journée. Je m'étais comme tous les autres, levé de bonne heure pour me rendre à la gare d'Adjamé, attendant les différents « massa ». Après deux voyages, j'avais assez vu les rudiments de ce nouveau métier et adopter les comportements à avoir, ce langage et ces attitudes propres aux apprentis.

Une journée magnifique, un soleil radieux. Je me demande bien ce que ma mère est entrain de faire. Sûrement entrain de vendre ses tomates au marché, sourire aux lèvres, la mine avenante. Toujours une belle parole pour tout un chacun... et mon père, rabotant durement mais avec aisance la planche soit pour faire une chaise ou pour faire une table... mes parents me manquent!

D’un regard encore hagard, j'observais ce jeune avec qui je m'étais disputé quelques minutes plus tôt. Il semblait perdu, déboussolé. Dans un coin du trottoir, le chauffeur du « massa », la tête entre les mains, les jambes flasques, semblait tout aussi hébété. Personne n'arrivait à comprendre et personne ne me demandait. D’ailleurs, personne ne semblait se rendre compte de ma présence. Je pris  alors mon temps pour "m'affairer" sur ce jeune homme étalé, le cerveau aux quatre coins de la chaussée. Il était jeune. Je dirais même qu'on  pourrait avoir le même âge. Il avait assurément reçu un choc, ou... le « massa » lui avait marché sur la tête. Oui, je pense que c'était cela. Pendant que j'y pensais,  ma dispute portait sur quoi déjà? ...ah oui, ce jeune syndicaliste me réclamait 1000 FCFA pour un chargement de 8 personnes. À ma connaissance, les hommes n'étaient pas des animaux que l'on devait acheter auprès d'autres. Mais Lassina m'avait déjà prévenu de cela. Il m'avait demandé de jouer les durs et de marchander. Il m'avait demandé de me bagarrer un temps soit peu s'il le fallait. Je n’avais jamais aimé me battre en réalité. Même au campus, je fuyais tout ce qui était bagarre et dispute. Surtout avec tout ce qui était syndicat estudiantin car on savait bien comment cela se finissait. Mais pour ce métier, il me fallait me montrer dur. C’est ce que j'avais fait.

Un sourire furtif passa sur mes lèvres. J’avais toujours espéré être professeur d'université. J’adulais ce métier qui demeurait malgré le maigre salaire, un métier noble que tout un chacun devait respecter. À défaut, j'aurais pu faire tout autre chose mais en rapport avec le corps professoral! Mais hélas, la génération sacrifiée où, au lieu que la jeunesse travail, c'était l'argent qui travaillait. Pendant que ces diplômés croupissaient sous le poids de la faim et de l’incompréhension de cette solution qu'ils avaient cru bon de choisir sans grand effet.

Les pompiers venaient enfin d'arriver pour ramasser le corps de ce pauvre jeune qui sûrement devait tout comme moi être diplômé de quelque chose. Comme les autres passants, je suivi du regard le reste de corps que les pompiers couvraient et embarquaient. Quelle triste fin pour ce jeune qui venait de voir ainsi s'arrêter tout ses espoirs...

Une sensation bizarre me parcouru, un froid inexplicable. Je me rendis compte alors que je venais de me faire traverser par certaines personnes venus assister à ce qui semblait être ma fin.

Shannen Rimphrey.

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14/08/2013
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